Choisir son cépage, mélanger les ingrédients, laisser macérer puis embouteiller son vin soi-même dans des bouteilles réutilisées; c’est ce que proposent certaines entreprises en Ontario. L’objectif : offrir du vin moins cher aux consommateurs et réduire leur empreinte carbone.
Tracey Spragg installe une par une ses bouteilles dans un grand panier en plastique avant de les faire nettoyer dans un lave-vaisselle industriel. La dame a fait le chemin depuis Barrie, en Ontario, pour embouteiller son vin : un cabernet sauvignon qu’elle a elle-même préparé et qui macère depuis près d’un mois dans l'entrepôt de l’entreprise Wine Butler à Toronto.
Le vin que je prépare ici, le cabernet-sauvignon, a une belle saveur. On peut en faire de la sangria et il se consomme bien le soir. Il n’est pas trop corsé
, explique Mme Spragg.
Elle raconte avoir fait un concours de dégustation à l’aveugle avec ses voisins pour leur faire découvrir son vin.
Il ne s'en est pas mal sorti!
, lance-t-elle.
Comme elle, plus de 10 000 personnes utilisent les services de l’entreprise Wine Butler pour fabriquer leur propre vin.
L’entreprise explique acheter le moût, soit le jus qui est extrait des raisins, de plusieurs fournisseurs canadiens, qui eux s’approvisionnent en raisins auprès de différents producteurs à travers le monde.
Les clients peuvent donc choisir leur cépage et avec l’aide d’un employé, y ajouter, dans un des quatre entrepôts de Wine Butler, les ingrédients nécessaires à la fermentation des raisins, comme la levure. L'entreprise, elle, s’occupe des autres opérations telles que le soutirage, la stabilisation et la filtration du vin.
Le vin fermente ensuite dans des cruches pendant un mois. Une fois le processus terminé, les clients reviennent pour embouteiller leur vin avec leurs propres bouteilles.
Chaque lot de vin produit une trentaine de bouteilles. Dépendamment du type de vin, le prix d'une bouteille peut revenir à moins de 5 $.
Pourquoi les gens veulent-ils faire leur propre vin? Parce que c’est amusant et parce qu’ils économisent environ 70 % du prix [d’une bouteille] en magasin. La plupart des gens ne le savent pas, mais environ 65 % du prix d'une bouteille de vin en magasin vient des taxes
, explique le PDG de Wine Butler, Mark Whalen.
Il ajoute que son entreprise offre une option écoresponsable aux amateurs de vin en leur permettant d’embouteiller avec des bouteilles usagées.
Selon un rapport publié en 2012 par la firme iPoint, spécialisée dans les questions de durabilité et de conformité, une bouteille de vin équivaut à 1,2 kg de dioxyde de carbone. Près de 40 % du bilan carbone de la production viticole vient de la production de la bouteille de verre, laquelle est nécessaire pour faire vieillir le vin.
Certains vignobles réputés comme la maison Champagne Telmont, en France, commencent d'ailleurs à opter pour des bouteilles de verre plus légères afin de faire diminuer leur empreinte carbone.
Les défis entourant le recyclage des bouteilles de vin font aussi en sorte que des millions d'entre elles finissent leur vie dans les dépotoirs chaque année.
Au Québec, par exemple, en 2018, 70 000 tonnes de verre ont été envoyées dans des dépotoirs par les centres de tri, sans compter les bouteilles mises directement aux poubelles par les citoyens.
M. Whalen soutient d'ailleurs qu’en 50 ans d'existence, l’entreprise a réussi à éviter que 5,5 milliards de bouteilles se retrouvent dans les dépotoirs.
Le copropriétaire du vignoble biologique ontarien Southbrook Organic Vinyards, Bill Redelmeier, croit toutefois que l’impact de la réutilisation des bouteilles par les entreprises comme Wine Butler est minime.
Ça ne fait probablement pas une grande différence pour l’environnement parce qu’il s’agit d’une petite industrie
, dit-il.
Michelle Bouffard, sommelière et fondatrice de Tasting Climate Change, une conférence internationale les changements climatiques dans les vignobles, ajoute que la question de l'impact environnemental de la production viticole va bien au-delà de la réutilisation et du recyclage des bouteilles.
Quand j'achète une bouteille, je veux toujours consommer moins, et mieux. Et avec cela vient la possibilité de choisir un vin écoresponsable qui est fait par des producteurs qui ont des valeurs qui s'inscrivent dans le développement durable. Je ne peux pas faire un raccourci en disant j'ai une bouteille recyclée et le reste, je ne sais pas trop d'où ça vient
, explique-t-elle.
Il existe selon elle de nombreuses façons de réduire l'empreinte carbone d'une bouteille de vin, comme embouteiller au Canada du vin importé en vrac au lieu de le faire venir en bouteille.
Elle ajoute que certaines entreprises en Angleterre permettent même aux consommateurs de faire remplir leurs bouteilles usagées de vins produits par des vignerons réputés.
À 24 ans, Evan Roher fait son vin chez Wine Butler depuis cinq ans. Ce jour-là, il embouteille un vin rosé. Le prix et le goût du produit le satisfont pleinement.
Une affirmation difficile à croire pour Bill Redelmeier.
C’est comme dire : pourquoi payer pour du jus d’orange fraîchement pressé quand je peux simplement aller à l’épicerie, acheter du concentré, y ajouter de l’eau? Ce n’est pas aussi bon que du jus frais. Si c'était le cas, je le ferais
, dit le vigneron.
Dans les vignobles, on a plus un sens du terroir. Le sens du terroir, quand on fait notre vin nous-mêmes, disparaît. On ne sait pas vraiment d'où viennent les raisins. On a une idée, mais pas vraiment. Les vignerons travaillent avec leur sol, leur parcelle. Il y a plus une question d'identité aussi au niveau du vin
, ajoute le sommelier Damien Detcheverry.
De son côté, Joris Gutierrez Garcia, qui est lui aussi sommelier, y voit une occasion pour les clients de s’amuser.
Si cette clientèle-là l'apprécie, c'est génial. Il y a des gens qui font leur vin ou leur cidre dans leur garage et qui ont du plaisir et ils trouvent que ça goûte bon et des fois c'est bon, alors pourquoi pas
, dit-il.